Le temps des tournées
1973

C'est loin ?
Mais non voyons ! c'était hier.

Souvenez-vous...


La guerre du Vietnam prend fin. Au Watergate et au Canard Enchaîné, une profession d'avenir voit le jour : "plombier-preneur de son". La Grèce perd un roi et gagne une république. Il n'y a plus de montres Lip. Le Président Pompidou visite la Chine. L'Egypte et l'Israël signent un cessez-le-feu (trop tard pour éviter la guerre du Kippour hélas). Hounsfield invente le scanner. Fellini réalise "Amarcord", Ferreri "La grande bouffe" et le premier festival du cinéma fantastique ouvre ses portes à Avoriaz. Un collège brûle à Paris. Le prix Nobel de la paix est attribué à un secrétaire d'état américain qui fête ça en aidant un vieux général chilien à renverser une démocratie. Les Sioux manifestent à Wounded Knee mais John Wayne ne fait rien. Le prix du baril de brut passe de 3 dollars en octobre à 11 dollars en décembre suite à l'affaire du Kippour ; le monde entre dans une crise économique définitive. Marcel Chapouniard, pompiste à Bruère-Allichamps, casse ses lunettes. Pierre Brasseur vante une lessive à la télévision. Picasso, Bruce Lee et Fernand Reynaud nous quittent. Pour nous consoler, Christine Aron voit le jour aux Antilles mais il faut bien reconnaître qu'à l'époque, à part sa maman, tout le monde s'en balance furieusement. A Paris, on inaugure le boulevard périphérique...

...et à Paris également, Marc Laferrière quitte le Slow-Club.

Libéré du contrat qui le liait depuis quinze ans au célèbre club de la rive droite, il peut enfin répondre "oui" aux multiples propositions qui déferlent de tous les horizons.

Les choses vont aller rondement.

Claude Luter et Marc Laferrière
Confiant en la bonne réputation de son orchestre à tous les points de vue, Marc Laferrière n'en attend pas pour autant que les cailles tombent toutes rôties. Il se démène, noue des contacts tous azimuts, fait de nouvelles connaissances, se lie d'amitié avec des personnalités de tous bords. Il est infatigable, on le voit partout. Les résultats de cette énergie ne se font pas attendre et l'orchestre enchaîne engagement sur engagement.
Nul doute que Marc soit en route pour une carrière classique de chef d'orchestre de jazz. C'était son objectif, il est bien parti pour l'atteindre et s'en satisfait.

Son destin, lui, n'en est pas satisfait... il a d'autres idées.

"Aide toi, le ciel t'aidera"

Marc fait le maximum... le ciel va faire le reste. Il ne faut donc pas s'étonner que ce soit du ciel que la chance se manifeste sous la forme d'un gros avion aux formes sympathiques.

Nous sommes en juin 1974. L'Airbus est en service commercial depuis à peine un mois et il s'apprête à effectuer sa première liaison officielle : un aller et retour Paris-Toulouse avec comme passagers le haut-gratin de l'aéronautique, de la politique, des affaires et de la finance.
Yves Mourousi a pour mission d'animer ce vol historique et en particulier le grand déjeuner de plusieurs centaines de couverts prévu à Toulouse avec à la clef un direct de deux heures à la radio sur France Inter.

Pour faire les choses en grand, il s'est entouré de Jean-Jacques Debout et de Sylvie Vartan mais il lui manque encore un orchestre pour jouer pendant le repas...
Le propre d'un grand professionnel est de savoir faire appel au bon moment à la personne qui convient le mieux.
Yves Mourousi est un grand professionnel ; il décroche son téléphone et compose le numéro de Marc Laferrière.

C'est parti !... attachez vos ceintures.


C'est au retour de Toulouse
que tout le savoir-faire de Marc Laferrière
et toute l'efficacité d'un orchestre hyper-rodé
vont avoir l'occasion de se manifester.
Alors qu'à l'aller l'avion était vide de passagers, il embarque quelques dizaines de personnalités pour le vol de retour.
Toulouse-Paris représente un saut de puce de moins d'une heure pour un puissant moyen-courrier comme l'Airbus et il ne peut prendre suffisamment d'altitude pour échapper aux turbulences des couches moyennes de l'atmosphère.
Bref, l'avion est un peu ballotté et quelques passagers font triste mine (Sylvie Vartan et Jean-Jacques Debout sont totalement hors-service).
Mais l'orchestre est en pleine forme.
Yves Mourousi - jamais à cours d'idées neuves - a fait installer un piano dans la cabine. Aussi tout le temps du voyage de retour est-il meublé d'une ambiance musicale bon enfant qui fait renaître les sourires et oublier les trous d'air.
A l'arrivée, les passagers ont droit à la cerise sur le gâteau :
les musiciens improvisent une double haie d'honneur à la sortie de l'appareil.
Dès le lendemain, Yves Mourousi appelle Marc Laferrière pour lui faire part de toute sa satisfaction car il a lui-même reçu de nombreux coups de fil des personnalités présentes qui l'ont félicité pour la qualité de l'animation.

Il en profite pour lui annoncer que son orchestre est engagé pour animer "Bon appétit",
un magazine de télévision que Mourousi produira et présentera chaque dimanche à midi
à partir du début de l'année suivante.
Marc ose à peine y croire. C'est une chance inespérée.

Pour en prendre la vraie mesure, il faut se souvenir qu'en 1975 il n'y a que trois chaînes de télévision et qu'un orchestre qui s'y produit ne serait-ce qu'une seule fois est assuré d'en retirer au minimum un soupçon de notoriété ; alors a fortiori tous les dimanches !
Et à midi en plus !... l'heure où la famille passe à table.

Le résultat ne se fait pas attendre. Dès les premiers numéros de Bon appétit, le téléphone commence à sonner chez Marc Laferrière. Non seulement les engagements ordinaires - soirées, cocktails, concerts... - pleuvent dru, mais les "gros clients" commencent aussi à s'arracher cet orchestre dont la bonne humeur fait plaisir à voir et à entendre à la télévision chaque dimanche à midi. Le Tour de France cycliste, les 24 heures du Mans, la tournée d'été d'Europe 1... tout le monde a soudain besoin de cet orchestre indispensable. En deux ans à peine, la renommée de Marc Laferrière déborde de Paris, envahit la France, les départements d'outre-mer, les pays voisins...

L'ex-chef d'orchestre du Slow-Club est devenu l'un des musiciens français les plus populaires.

Pourtant, ce succès ne lui monte guère à la tête. Il en est heureux, certes, pour lui, pour les organisateurs qui lui font confiance, pour le public, pour ses musiciens et pour tous ceux qui travaillent avec lui, mais conscient que le succès est une matière éminemment volatile, il s'emploie à le mettre en bouteilles pour assurer l'avenir. Il dispose pour cela de quelques recettes éprouvées dont la plus efficace consiste à soigner chacune de ses prestations comme si elle était la plus importante de sa carrière. Qu'il s'agisse du podium d'Europe 1 avec ses douze mille spectateurs quotidiens ou d'un cocktail de soixante-dix personnes dans un coin perdu, à chaque fois Marc et ses musiciens donnent la pleine mesure de leur talent et de leur métier.
Les soixante-dix personnes du coin perdu s'en souviendront.
Et puisque l'on parle de ses musiciens, il est bon de signaler qu'à cette époque, Marc dirige un véritable "All Stars" : Irakli à la trompette, Rolf Buhrer au trombone, Jean-Pierre Pottier au piano, Pierre Lacombe à la basse et François Biensan à la batterie... carrément !
Cette formation très éclectique lui donnera l'idée de passer de temps en temps du saxo soprano à l'alto ou au ténor à l'occasion de brèves excursions hors du style Nouvelle Orléans pur et dur.
Le résultat en sera un album somptueux : Jazz Patchwork, où la joyeuse bande n'hésite pas d'un titre à l'autre à se travestir avec bonheur en Hot Five de Louis Armstrong, en quartet de Dave Brubeck, en orchestre de Duke Ellington, en quintet de Django Reinhardt, en big band de Count Basie... etc.
De ce disque-kaléidoscope, c'est pourtant Jazzap, le seul titre joué sans masque, dans le style de Marc Laferrière, qui obtiendra le plus de succès et servira sept années durant d'indicatif à France Inter ; une preuve - s'il en était besoin - que Marc Laferrière avait su imposer son propre style.

C'est avec cette formation et la suivante (un remaniement intervint fin 1976) que s'accomplit cette période mémorable.

A la télévision, le magazine "Bon Appétit" (réalisé par le savoureux Marcel Fagès) perdura plusieurs saisons.
Yves Mourousi resta si fidèle à sa formation fétiche qu'il lui donna la vedette de la dernière, et c'est l'orchestre de Marc Laferrière - renforcé des plus grandes vedettes françaises et internationales du jazz (vingt-huit musiciens en tout) - qui mit un terme à trois ans et cinq mois de "Bon Appétit" par une jam session géante dont le clou fut évidemment Jazzap, devenu Super-Jazzap pour l'occasion.

Dans le même temps, Marc Laferrière et ses musiciens participèrent également à de nombreuses autres émissions d'Annick Beauchamps, Claude Pierrard, Jacques Diéval... On les vit par exemple en direct le 14 mai 1979 au journal de treize heures pour commémorer le vingtième anniversaire de la disparition de Sydney Béchet.

A la radio, Marc figura souvent au générique de Saltimbanques, un joyeux divertissement à base de variétés drivé par Jean-Louis Foulquier.

La nouvelle formation
du "temps des tournées" :
Pierre.Lacombe, Rémy Laven,
Philippe Plétan, Stan.Laferrière et
Wany Hinder
L'orchestre accompagna trois étés d'affilée la gigantesque tournée du Podium d'Europe 1 qui démarrait fin mai et ne prenait fin que début septembre, avec des moyens techniques invraisemblables et une distribution prestigieuse.
Chaudement recommandé par son ami Xavier Gouyou-Beauchamps, futur président de France Télévision, Marc Laferrière enchaîna ensuite avec les tournées d'hiver et d'été de Radio Monte Carlo.
C'est à cette occasion que les musiciens s'équipèrent de motos aux couleurs de RMC pour jouer deux ans durant un rôle supplémentaire de support publicitaire.

(pour s'amuser de quelques détails croustillants sur ces grandes tournées,
lire un extrait de "
Je suis né très jeune" de Rémy Laven)
C'est encore Radio Monte Carlo qui confia à Marc Laferrière la charge bien agréable de présenter sur ses ondes une demi-heure hebdomadaire consacrée aux jazzmen français. Y furent invités Maxim Saury, Claude Luter, Dany Doriz, Boulou Ferré, Claude Gousset, Marc Richard, Philippe Baudouin et bien d'autres.
L'émission connut un succès honorable, cependant la nouvelle équipe dirigeante mise en place après le 10 mai 1981 ne jugea pas opportun de la reconduire à la rentrée suivante.
Philippe Baudouin interviewé par Marc Laferrière (apparemment arrivé aux studios en moto)
Quelques bons disques marquent cette époque fastueuse ponctuée de fréquents voyages de l'orchestre outre-mer (Antilles, Réunion...) et à l'étranger : Maroc, Algérie, Mali, Egypte, Belgique, Pays Bas, Allemagne, Suisse, Turquie, Autriche...
Mais les choses vont changer.

L'émergence des radios libres va disperser la manne publicitaire entre une infinité de stations et les grands évènements promotionnels organisés par les ex-radios périphériques disparaitront faute de sponsors.
Après celle de Radio Monte Carlo en 1982, il n'y aura jamais plus de tournées gratuites sur les plages de l'été.

En même temps, les rênes des médias passent aux mains d'une nouvelle génération pour laquelle le jazz n'est plus une musique d'actualité. On parlera de désaffection pour le jazz... Marc Laferrière sait qu'il n'en est rien ; les salles combles qu'il réunit à chacun de ses concerts en font foi. Cette prétendue désaffection n'est que le fait des responsables des médias ou du disque.
L'affection du public, elle, demeure intacte.

Quoi qu'il en soit, il est clair que le temps des tournées a pris fin.

Marc Laferrière s'interroge... son orchestre doit conserver sa place au top. Il faut trouver une idée.

Il va trouver.

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